lundi 5 janvier 2015

Le bouddhisme à l’épreuve de la vie - Ani Patchen par Sofia Stril-Rever

Ani Patchèn a vécu trois vies en une : née princesse, devenue guerrière engagée dans la résistance tibétaine avant d’être emprisonnée vingt ans dans les geôles chinoises, elle a quitté ce monde en février 2002 à Dharamsala.
Par Sofia Stril-Rever

Ani Patchèn a vécu trois vies en une : née princesse, devenue guerrière engagée dans la résistance tibétaine avant d’être emprisonnée vingt ans dans les geôles chinoises, elle est aujourd’hui nonne à Dharamsala. Le récit autobiographique qu’elle publie dans le livre Et que rien ne te fasse peur aux éditions NIL, est une leçon de vie exemplaire, l’application des enseignements bouddhistes dans les circonstances les plus extrêmes et les plus cruelles de la vie.

Ani Patchèn fait revivre pour nous, au début de son livre, un Tibet qui n’existe plus désormais. Le Tibet de son enfance est celui de souvenirs heureux au sein d’une famille aristocratique, dans une région sauvage et retirée du Kham. Son père est chef du comté de Lhemda, il lui incombe plusieurs responsabilités, comme de rendre la justice dans les territoires placés sous son administration. Ani Patchèn se rappelle la foule qui se pressait dans la salle d’audience attenante à la maison, les querelles, les sons des voix furieuses qui montaient jusqu’à sa chambre. Les souvenirs sont précis, sensibles, comme ce vent d’ouest que la jeune fille écoute battre contre les volets et siffler sous les grandes portes de bois de la maison de son enfance. « C’est le vent des changements », dit-elle.

Et le premier bouleversement de sa vie est l’annonce de son mariage qu’elle apprend en écoutant derrière la porte une conversation de ses parents. Elle se rebelle intérieurement, son destin n’est pas d’être la compagne d’un homme, la mère de nombreux enfants. Sa tante bien-aimée qui est devenue nonne, Ani Rigzin l’a mise en garde : « Le mariage est souffrance. Une fois mariée, on ne peut plus revenir en arrière. C’est une voie pavée de tourments. » Or la paix, la sérénité loin des tensions quotidiennes, Ani Patchèn sait où les trouver, au monastère où elle aime aller se recueillir, où elle se souvient avoir entendu le maître dire que « la nature de l’esprit est claire lumière ; nos expériences de ce monde ne sont que des vagues à sa surface. »

En 1950, à dix-sept ans, elle trouve en elle la force de dire non au destin qu’on lui prépare en secret. Elle quitte la maison familiale à la nuit tombante, à la fin des prières du soir. Elle est accompagnée d’un domestique qu’elle a su gagner à sa cause en menaçant de se jeter du toit de la résidence s’il refusait de la suivre. Sur son cheval au galop, elle a décidé de rejoindre le monastère de Guialtse Rinpoche. Mais son père a lancé huit de ses hommes à sa poursuite. Ils la rattrapent trois jours plus tard et lui donnent la promesse que le contrat de mariage sera rompu.

Consacrer ma vie à la transformation de mon ego limitéRentrée dans sa famille, les changements que va vivre Ani Patchèn se confondent avec l’histoire tragique du Tibet. Car 1950 est l’année de l’invasion de l’Est du pays par les troupes chinoises qui prennent la ville de Chamdo où l’armée tibétaine avait tenté vainement de repousser l’envahisseur. A cette époque la présence chinoise au Tibet se faisait sentir, nous dit Ani Patchèn « comme celle d’un insecte qui pique et disparaît ». Dans le Pays des Neiges immense et peu peuplé, les Chinois mettaient en place progressivement l’infrastructure qui allait permettre la conquête définitive du territoire tibétain : « Ce ne fut que quelques années plus tard que l’occupation se fit pleinement sentir. » C’est pendant ce laps de temps qu’Ani Patchèn prononce un vœu, devant l’autel familial, « consacrer ma vie, dit-elle, à la transformation de mon ego limité, pour atteindre le corps d’arc-en-ciel, du monde de pure lumière ». Et elle prie afin de rejoindre le monastère de Guialtse Rinpoche.

Ayant obtenu l’accord de son père, Ani Patchèn vivra auprès de Guialtse Rinpoche, son maître, une initiation à la pratique spirituelle qui lui permettra ensuite d’endurer les situations les plus cruelles qui soient, en prison et dans les salles de torture des Chinois. Les enseignements bouddhistes ont la vertu de s’adapter à toutes les circonstances de la vie en nous rappelant que rien n’est jamais acquis, que les biens que nous croyons posséder nous possèdent en fait et que le détachement est la seule voie de la paix intérieure et du bonheur. Dans l’un de ses premiers enseignements, son maître ne dit-il pas à Ani Patchèn : « Quiconque est vivant aujourd’hui sera mort dans cent ans. Comme un cheveu que l’on retire du beurre, vous devrez abandonner tout ce que vous aurez accumulé. Vous devrez quitter tous vos biens. Si vous devenez égoïste, même en possédant des biens qui n’ont que la taille d’une fourmilière, vous en éprouverez des souffrances aussi grandes qu’une montagne. Si vous réduisez vos besoins et savez vous satisfaire de ce que vous avez, l’infortune n’aura pas de prise sur vous. »

Au bout de six mois des pratiques qu’on appelle « les préliminaires » et que doivent accomplir les disciples s’engageant activement sur la voie bouddhiste, Ani Patchèn est contrainte de rejoindre Lhemda. Il lui faut accomplir son devoir de chef de province, car son père se fait vieux et la situation au Tibet ne cesse d’empirer sous la pression chinoise.

Que je prenne sur moi la souffrance des autres !

La suite du récit, avec l’arrestation d’Ani Patchèn, son incarcération, les tortures et les mauvais traitements, représente une véritable mise à l’épreuve des enseignements de Guialtse Rinpoche. On est en droit de se demander ce qu’aurait été la vie en prison d’Ani Patchèn si elle n’avait emporté avec elle le souvenir du visage de son maître, rayonnant d’une énergie de sagesse et d’amour qui éclaire les moments les plus sombres de sa détention ; si elle n’avait conservé la mémoire de ses enseignements qui, dit-elle, « m’ancrèrent dans les vérités qui perdurent », et revinrent aux pires moments donner encore un sens à la vie déshumanisée à laquelle ses geôliers la réduisaient.

Très vite Ani Patchèn sait que « la pratique quotidienne implique davantage que la récitation des prières : m’asseoir en méditation n’avait pas de réelle valeur si je n’étais pas capable d’appliquer le sens profond de la réflexion à mes actes. ‘Afin que le monde devienne un lieu meilleur, pratique la tolérance et l’amour’, disait Guialtse Rinpoche. Dès lors je m’efforçai d’éprouver de la compassion envers mon entourage. C’était plus facile à penser qu’à faire. »

Les vingt années de détention qui suivent seront l’application difficile et douloureuse de ce qui a été appris au monastère et dont la vérité se confirme au jour le jour. La foi d’Ani Patchèn ne plie pas sous la torture : « Mon visage et mon corps étaient couverts de bleus. Les coups faisaient monter ma colère. J’essayai de la transformer en prière et je priai : ‘Que je prenne sur moi la souffrance de tous ceux qui subissent le même traitement. Que je porte leur douleur. Que je sois la seule à souffrir et qu’ils soient épargnés !’ »

La vénération d’Ani Patchèn pour son maître ne faiblit pas. Son souvenir l’accompagne et lui donne la force de trouver en elle la sérénité alors que des gardes rouges assassinent près d’elle un jeune lama : « Le visage de Guiltse Rinpoche se dessina devant moi dans toute la douceur de sa compassion. Il se penchait légèrement vers moi et me regardait de ses yeux pleins d’affection et de lumière. Les yeux fermés, j’entendis le glissement du corps que l’on traînait… »

Leçons de vie, leçons de foi, d’amour et de compassion, c’est dans le déchaînement de la haine et de la cruauté subies que ces leçons prennent un sens particulier et que la force des enseignements bouddhistes se révèle. On se sent tout petit lorsqu’on lit ces mots d’Ani Patchèn : « Ayant suffisamment souffert, j’avais peut-être purifié certains actes négatifs passés. Je priai afin que les souffrances que j’avais vécues soient épargnées aux autres. Que tous les êtres, y compris ceux du Tibet aux cimes enneigées, n’aient jamais à endurer les douleurs que j’avais connues. Ces prières calmèrent peu à peu mon esprit. »

Les récits des prisonniers tibétains, même très jeunes, sont empreints d’une force d’âme qui révèle la puissance des enseignements du Dharma. On ne peut les recevoir qu’avec une grande humilité, comme un message d’espoir qui nous montre ce dont nous devenons capables lorsque nous mettons en pratique ce que nos maîtres nous apprennent.

Lorsqu’elle retrouva enfin la liberté en exil à Dharamsala, Ani Patchèn rencontra Sa Sainteté le Dalaï-Lama : « Sa Sainteté me regarda dans les yeux. Et doucement, prenant ma main dans la sienne, elle inclina son front vers le mien. Ce fut comme si un soleil étincelant venait de traverser les ténèbres. Toutes ces années de souffrance n’avaient pas été vaines. » Le sens de tant de souffrances, Ani Patchèn le trouve lorsqu’il lui est donné d’offrir ses souffrances pour le bien de tous les êtres et de les fondre dans le cœur immense du Dalaï-Lama.

Ani Patchèn vit à Dharamsala, en Inde. Elle consacre tout son temps à la pratique spirituelle et poursuit son engagement en faveur de la liberté et de l’indépendance du Tibet. Elle a écrit sa biographie avec Adelaïde Donnelley qui fut psychologue et photographe, avant de devenir écrivain.

Sofia Stril-Rever


Source Bouddhisme au féminin n° 5

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